- SUN RA
- SUN RASUN RA 1914 ou 1915-1993Il a choisi de s’appeler Soleil, en américain (Sun) et en égyptien (Râ, dieu du Soleil). Le personnage est, il est vrai, singulier, excentrique. Éternellement affublé d’une défroque de mage oriental, il anime des spectacles monumentaux de style composite. Un sens aigu du théâtre qu’il faut découvrir derrière une science-fiction de pacotille, de splendides envolées free sous des tonnes de convention mélodique, l’authentique expression d’un peuple opprimé masquée par une philosophie de bazar: notre sens critique s’affole devant une expérience unique qui ne doit rien au rationnel. Un charlatan ou un prophète?Tout le début de sa biographie ne peut s’écrire qu’au conditionnel. Son nom même est incertain — Herman “Sonny” Blount ou Lee —, de même que l’année de sa naissance — 1914 ou 1915 — à Birmingham (Alabama). Après avoir découvert la musique pendant sa scolarité, il aurait effectué, vers 1935, des tournées avec un orchestre dirigé par John Fess Whatley. À la fin des années 1930, il aurait — pianiste, sous le nom de Sonny Blount — accompagné Stuff Smith et Coleman Hawkins, écrit des arrangements, joué au Club DeLisa, à Chicago, et servi de partenaire aux chanteurs Wynonie Harris et Joe Williams. Il aurait aussi fait partie de l’orchestre de Fletcher Henderson vers 1946-1947.Première certitude: sa participation comme pianiste, en 1947, à une séance d’enregistrement des Dukes of Swing, le big band d’Eugene Wright, pour la firme Aristocrat. Très vite cependant, on reperd sa trace. Il réapparaît à Chicago au milieu des années 1950. Sun Ra se produit alors en trio et joue d’un instrument électronique à clavier de son invention. Il anime un quintette qui rassemble autour de lui Ronnie Boykins, John Gilmore, Marshall Allen et Pat Patrick, première étape vers la constitution de l’orchestre qui le rendra célèbre et qu’il fonde en 1956. Cet orchestre — Arkestra, dans la langue particulière de Sun Ra — connaîtra au fil des années de multiples appellations: Solar, Myth Science, Astro Infinity, Intergalactic Research, Astro Intergalactic Infinity, Outer Space, etc.Son personnel sera en revanche d’une exceptionnelle fidélité. Y figurent certes d’incontestables tenants du free jazz — Alan Silva, Pharoah Sanders ou Clifford Thornton —, mais le gros de la troupe — Charles Davis, Craig Harris, Lex Humphries, Clifford Jarvis, Calvin Newborn, John Ore, Julian Priester, James Spaulding, Bernard McKinney, Von Freeman, Stafford James, Wilbur Ware — se rattache nettement à l’esthétique bop. Les concerts de l’Arkestra — entre quatre et six heures sans interruption — offrent un spectacle total mêlant musique, jeux de lumière, déclamation de textes, mise en scène haute en couleur. Le tout fait un peu désordre — malgré une discipline de travail d’une rare sévérité — mais ne manque ni d’allure ni de gaieté. Il s’y développe suffisamment d’extravagance pour que le ministre français de l’Intérieur Raymond Marcellin ait pensé à interdire les représentations de l’orchestre.L’Arkestra enregistre beaucoup — pour Saturn, la marque personnelle de Sun Ra, et pour de petites compagnies américaines et européennes —, mais la diffusion de ses disques (il en enregistrera près de deux cents) reste confidentielle auprès d’un public restreint d’inconditionnels.Au début des années 1960, Sun Ra se fixe à New York et devient rapidement très populaire dans les milieux du free jazz. Il participe aux travaux de la Jazz Composer’s Guild Association, joue à Greenwich Village, effectue une tournée en Californie. Consacré comme l’une des figures de la modernité, il participe au festival de Newport (1969), se produit en Europe (1970) et s’installe, à la fin des années 1970, à Philadelphie.Sun Ra apparaît dans de nombreux films — Cry of Jazz (Edward Bland, 1959), Free Jazz: Sun Ra (Jean-Michel Meurice, 1970), Jazz Concerto: Sun Ra (Luigi Costantini, 1976), Sun Ra: a Joyful Noise (Robert Mugge, 1980), Mister Ra (Franck Cassenti, 1983) — et réalise la bande sonore de Passing Through (Larry Clark, 1977).S’il accueille des musiciens indiscutablement free et réalise quelques intéressantes tentatives pour acclimater ce style au grand orchestre, Sun Ra ne saurait revendiquer sérieusement le titre de grand prêtre du free jazz. Le bop reste le langage fondamental de la formation, et l’expressionnisme de Duke Ellington sa référence majeure. L’orchestre se situe de manière permanente dans un monde exotique: utilisation d’instruments électroniques, longs et lancinants collectifs de percussions qui revendiquent l’ancienne Égypte ou la secrète Éthiopie, cocktail épicé de références à un folklore africain imaginaire, musique des sphères lointaines... Avec une grandiloquence très baroque, Sun Ra mêle les enchevêtrements rythmiques, de longues séquences rétrospectives sur l’histoire du jazz, des incantations sans fin, les déferlements paroxystiques de l’amplification sonore.Le parcours semble à la fois aventureux et anarchique. Il est en réalité fermement ancré sur des repères rassurants et convenus. Le chaos n’est que de surface. L’importance de Sun Ra échappe assez largement aux critères de l’analyse. À la fois provocation face à l’avenir sans espoir du peuple noir et évasion mystique vers un ailleurs social et musical, cette musique obéit à la transe du désir inassouvi et à la logique colorée des rêves. Sun Ra n’est ni un charlatan, ni un prophète.
Encyclopédie Universelle. 2012.